samedi, février 25, 2006

Le salaire de la peur

Delphine est venue hier parce que Delphine s'embête, alors elle fait quelques kilomètres pour dîner avec nous et essayer sa nouvelle robe dégriffée du moment, un soir pour un semblant de vie sociale, parce que les temps sont durs quand une femme touche les 32 ans, plus durs encore quand elle habite en Savoie.

Toutes les têtes se tournent vers la baie vitrée du restaurant Le Comptoir.
C'est d'abord pour la surprise d'une vulgarité assumée; Delphine est dans la rue, il est 21h. Trop tôt pour penser à une pute, effectivement, elle entre.
La masse grouillante et le temps se taisent un instant, sa robe est plus courte que le dossier des chaises, alors sa chatte frôle un foie gras fourré aux figues ici, une escalope d'espadon là, elle nous rejoint avec un bonsoir nasillard.

Le marché est ainsi, mû par nos apparences, par notre représentation.
Et le corps est son âme, demandeur et offreur, sans connaître de cycle économique autre que celui d'une courbe déclinante, du début vers la fin. Et l'individu se perd entre ce qu'il sent et ce qu'il attend, ce qu'il voit et ce qu'il pense.

Alouette, le temps te plume, il faut combattre les autres qui poussent, qui grandissent dans le regard de ceux qui t'oublient, parce que l'homme aime jeunesse et fermeté, et si l'expérience attire encore quelques novices, le regard malicieux meurt quand apparaissent les ridules des premiers échecs passés.

Tu as osé, Alouette, sur ces plages dorer tes courbes, exhiber tes seins nus tendus vers le ciel, tu as ri des années, là, plébiscitée par le peuple, désinvolte et moqueuse, tombe le haut encore, vite, le temps presse.

Surenchérir, toujours, aller plus loin, encore, jusqu'à bruler ces ailes, exploiter son propre potentiel et l'ambition de le croire encore ami.

Parce que depuis toujours, le salaire de l'égo se paye dans un regard, monnaie étrange qui se déprécie dès lors qu'on l'évalue.

Etre visible c'est vivre encore, un doigt levé à l'indifférence, souffrance d'être belle qu'aucune petite obèse ne comprendra jamais, le temps lui prend la main quand il claque la première.

Alors Delphine ose ou d'autres renoncent, et mène sans doute son dernier round. Se sentir attirante ne suffit pas, il faut le constat qui drague, qui flatte, qui insulte et qui roucoule. Jalousie féminine, comparaison permanente.
Entre elle, la femme est une traînée qui dévisage et assassine, dépèce par morceaux la chaire des autres. Rassurer et s'assurer un bon salaire d'égo, une rentrée de regard conséquente.

Trop de pommes empoisonnées prêtes à être croquées.
"Je regarde ce que je perds, et ne vois point ce qu'il me reste". Molière

A côté de Delphine et ses bottes aiguilles brillantes, une serveuse de 23 ans en jean taille basse me sert un tartare de saumon, les mains fraiches, la peau lisse, le regard éclatant de naïveté, je rentre mon ventre.
Il est bientôt trop tard pour moi aussi, pour le reste il y a Eurocard Mastercard.